III. La psychiatrie réformée de Basaglia en Italie : entre contrôle et abandon
Préface
Peut-on fermer les hôpitaux psychiatriques, comme l'a fait la réforme Basaglia en Italie au cours des 40 dernières années, et en même temps assurer le soin nécessaire, y compris aux personnes ayant les troubles psychiques les plus graves, celles qui peuvent se mettre en danger ou mettre d'autres personnes en danger ? Le modèle classique est-il remplaçable avec succès par le modèle italien ? Quels sont les fondamentaux de la réflexion qui a conduit à une telle prise de risque par un pays occidental développé, risque unique et apparemment à contresens de tous nos principes régissant le soin et la sécurité des personnes ? Tels sont les questions auxquelles Ota De Leonardis, professeure de sociologie, répond dans cet article très dense.
Le succès de la psychiatrie réformée par, entre autres, Franco et Franca Basaglia en Italie, est peu analysé. Ses partisans occultent souvent les raisons profondes de sa réussite, questionnant peu des choses qui dans leur esprit appartiendraient forcément au "bien" dans son opposition au "mal", suivant en cela notre tradition culturelle et religieuse. Les italiens auraient des qualités innées leur permettant, pour peu qu'un leader providentiel leur montre la voie, de prendre soin des proches et concitoyens en difficulté dans une société solidaire idéale. Même si des atavismes culturels peuvent influencer un comportement sociétal, ce n'est naturellement pas une explication suffisante, dans un pays où l'internement forcé atteignait précédemment des records peu enviables. De l'autre côté, les sceptiques ont finalement la même attitude : cela ne peut pas être vrai et des choses "nous sont cachées" : la "folie" ne saurait être traitée, au moins momentanément sinon définitivement, que par l'association de la médecine et de la contrainte nécessaire à l'exercice de la médecine, pour le bien commun également.
Nous avons dans deux précédents articles retracé l'histoire de la réforme entre 1961 et 1978, et décrit l'après Basaglia, c'est-à-dire la période s'étendant de son décès en 1980 à ce jour. Il est temps de tenter de comprendre les clés de la réussite de cette réforme sur le plan humain, politique et social .
Neptune
La psychiatrie réformée entre contrôle et abandon
Remarques sociologiques à propos du « traitement sanitaire obligatoire » dans la loi italienne.
Professeure de sociologie de la culture au département de sociologie et de recherche en sciences sociales de l’Université Milano-Bicocca,
Directrice du Centre de recherche en sociologie de l’action publique Sui Generis,
Membre des comités scientifiques du Centre d’étude pour la réforme de l’État à Rome et du Centre de recherche en politiques urbaines URBAN@IT à Bologne,
Présidente du Conseil scientifique de l’IEA- Institut d'Etudes Avancées de Nantes.
Publié dans "Déviance et société", 1985 - Vol. 9 - N°4. pp. 355-361 lien
Le traitement obligatoire, la coercition dans la thérapie, constituent un noyau central dans le débat actuel en Europe (et non seulement en Europe) sur la psychiatrie réformée, aussi bien à l'intérieur des groupes et des mouvements qui soutiennent les droits civils des patients, qu'au sein des pouvoirs politico-institutionnels de plusieurs pays engagés dans l'élaboration d'une nouvelle législation psychiatrique.
L'échec des systèmes de délégation communautaires, ou "psychiatrie de secteur"
La « crise de l'État providence » a mis à jour et rendu plus aigus les problèmes non résolus ainsi que les effets pervers des réformes psychiatriques mises en oeuvre dans tous les pays industriels dans l'après-guerre. Les modèles préventifs de la psychiatrie sociale (de communauté ou de territoire) ont produit des effets multipliés de thérapeutisation et psychiatrisation dans la vie sociale ; en même temps — paradoxe apparent — l'asile qu'ils devaient dépasser existe encore et pas du tout sous une forme résiduelle (on calcule par exemple qu'en Europe les internés psychiatriques sont à peu près un million). Selon de nombreuses analyses sociologiques, entre les structures de la psychiatrie sociale et l'asile on peut reconnaître le fonctionnement d'une sorte de circuit, dans lequel les usagers circulent en s'écoulant d'une structure à l'autre, triés et déchargés d'une intervention spécialisée à l'autre ; l'asile en est aussi une étape temporaire et récurrente qui, selon le système du revolving door (1), donne un exemple du fonctionnement de tout le circuit.
On peut donc soutenir que la forme « internement» de la psychiatrie a été surmontée; mais la « statique » de la ségrégation dans une structure concentrationnaire a été remplacée par la « dynamique » de la circulation dans un circuit, qui fonctionne tout au long du triage, du déchargement, de l'abandon et qui relie des étapes sanitaires, sociales et judiciaires. Ce circuit a des effets dramatiques de chronicité - une chronicité qui maintenant n'est plus définitivement mise à part ; elle est peut-être plus souple, mais elle est également mieux diffusée. Cette chronicité est le produit le plus lourd, le signe le plus éclatant de l'échec de la psychiatrie réformée : le point de sédimentation et d'explication du lien existant entre contrôle et abandon. Un exemple dramatique de ce phénomène apparaît dans ce qu'on appelle aux États Unis les Young Adult Chronic Patients, dont les services psychiatriques aussi bien que la justice sont chargés. En même temps pauvres, malades et dangereux, ces nouveaux patients chroniques sont irréductibles à une des réponses spécialisées et fragmentaires du circuit, ils y cumulent au contraire l'échec des réponses de soin et des réponses de sûreté ; ils sont le produit pervers du circuit.
Or, il me semble que les questions qui concernent le traitement obligatoire représentent justement un domaine très riche pour découvrir et analyser cette complémentarité qui existe entre contrôle et abandon ; ou, à un niveau plus général, pour mettre en évidence la tension qui traverse le rapport entre garanties des libertés personnelles et besoins, entre droits civils et droits sociaux. A propos du traitement obligatoire, cette tension tend à polariser le débat psychiatrique entre deux positions opposées : d'un côté ceux qui montrent les effets pervers de la désinstitutionalisation (ou plus généralement d'une politique de libération des internés), ses effets d'abandon, de laisser-aller et sa parenté suspecte avec les idéologies du laisser faire et de la restauration. Ceux-là donc, soulignent la question complémentaire des besoins non satisfaits (la santé, la sécurité — et leurs relations problématiques). D'autre part, il y a ceux qui mettent l'accent sur le principe de la sauvegarde des droits personnels, et qui dénoncent alors le caractère de contrôle social de l'intervention psychiatrique, sa pénétration ramifiée dans la vie sociale, et la persistance de formes explicitement dures de répression dans l'internement et dans le traitement obligatoire.
Le domaine spécifique de la psychiatrie semble donc être affecté d'une polarisation qui, me paraît-il, caractérise aussi le débat actuel plus général concernant la déviance et le contrôle social. D'une part les « garantistes » abstraits qui craignent l'érosion des libertés personnelles par l'action des services sociaux; d'autre part, les « réalistes » qui, au nom de besoins sociaux, redonnent une valeur (thérapeutique, pédagogique) à la coercition. Les thèmes que je vais aborder sur la psychiatrie ne touchent pas directement ce niveau général du débat, mais ils peuvent être utilisés aussi comme une suggestion indirecte pour rompre l'enjeu de cette polarisation, et pour ainsi changer de jeu.
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Le traitement sanitaire obligatoire
J'ai choisi d'analyser le cas du « Traitement sanitaire obligatoire » dans la réforme psychiatrique italienne. Il s'agit là d'un cas sortant de l'ordinaire, mais c'est en cela qu'il peut nous aider à éclaircir les particularités de la réforme psychiatrique italienne et à examiner les questions que je viens d'énoncer.
Je pars de l'hypothèse, vu les limites de ces notes, que l'on connaît déjà pour l'essentiel l'histoire de la transformation institutionnelle de la psychiatrie en Italie, du mouvement qui en est l'acteur principal, et de la réforme (loi no 180/1978) qui en a été une étape fondamentale. L'expérience italienne représente d'ailleurs un point de référence important dans le débat que je viens d'aborder. Il faut malgré cela que je rappelle très succinctement les lignes générales de cette réforme :
- En premier lieu, comme on sait, il s'agit de la seule loi existante dans les sociétés industrielles qui ait permis l'élimination, à l'intérieur du circuit des structures psychiatriques, de l'asile et de l'internement, en fixant la défense de nouvelles hospitalisations.
- En deuxième lieu, la loi établit par conséquent la « civilisation » de la psychiatrie : elle coupe le lien causal classique entre maladie mentale et dangerosité, elle assure aux patients la plénitude de leurs droits personnels et sanctionne le caractère strictement sanitaire de l'intervention psychiatrique.
- La loi établit enfin la création de services extra-hospitaliers substituant complètement l'asile.
- a. C'est une intervention qui ne réduit pas l'espace des droits personnels (et le rôle du juge y est rappelé comme garantie de ces droits) ;
- b. C'est une intervention de toute façon exceptionnelle, qui n'implique pas (mais au contraire interdit explicitement) l'internement, qui peut être opéré en hôpital général seulement lorsqu'il n'y a pas d'autres alternatives : c'est à dire qu'il peut être réalisé dans un centre territorial, chez le patient, etc. ;
- c. Il ne suspend pas, mais au contraire exige explicitement de la part du professionnel la recherche de l'accord du patient ;
- d. C'est un acte sanitaire à part entière, c'est à dire dépendant de la responsabilité des autorités sanitaires (le maire), du service et des thérapeutes ; limité aux cas où ces derniers ne trouvent pas d'autres alternatives pour répondre à l'urgence, à la dramaticité de la souffrance et au besoin de soins.
Premièrement, il faut souligner le fait essentiel que le TSO agit en absence d'asile et d'internement, c'est-à-dire qu'il n'implique pas mais exclut l'internement. Cet élément crucial lui donne une place et une image tout à fait particulières par rapport à d'autres législations où, normalement, traitement obligatoire est synonyme d'internement ou bien est une coercition renforcée en cas de treatement resistance.
Cette première observation ouvre un deuxième niveau de réflexion : le TSO italien est une intervention obligatoire — qui implique donc un refus constaté de la part du patient — mais sanitaire aussi, c'est-à-dire exclusivement thérapeutique. Autrement dit, ce qui caractérise le traitement obligatoire en Italie c'est la présence conjointe, dans la lettre de la loi et dans la pratique, de deux dimensions qui, là où l'internement est possible, sont toujours établies et pratiquées d'une façon séparée et incompatible l'une avec l'autre.
D'un côté, la dimension des garanties juridiques et des droits de la personne, de l'autre, la dimension de son besoin de soins, urgent aussi, auquel le sanitaire est tenu de donner une réponse ; la dimension de la défense de l'internement et celle de l'obligation d'intervenir ; la dimension de la responsabilité du sanitaire qui en tant que telle implique une prise en charge, et qui toutefois doit s'équilibrer et se confronter avec la sauvegarde de la liberté du patient.
Bref, d'un côté la sanction des garanties juridiques de l'individu ne s'arrête pas à la définition formelle de sa liberté abstraite - comme absence, comme négation, comme espace vide dans lequel cet individu est laissé seul, abandonné, avec son droit et sa souffrance, mais elle remplit cet espace, et concrétise cette liberté, comme rapport - conflictuel, problématique — entre deux acteurs tous les deux responsables. De l'autre côté, l'intervention thérapeutique, la prise en charge, le traitement impliquent que le service assume une responsabilité sanitaire d'exercer une coercition.
En Italie les juristes ont commencé à travailler sur les éléments innovateurs du droit que cette formule du TSO entraîne : une contractualité de type nouveau de la part du patient et une responsabilité de type nouveau du thérapeute. Toutefois, ce qui m'intéresse plutôt ici, c'est de mettre en lumière un troisième niveau de réflexion : le traitement obligatoire italien concentre en soi, explicite et met en action une contradiction. On peut dire, pour commencer, qu'il s'agit de la contradiction classique entre soins et contrôle immanente à la psychiatrie (et cachée dans l'asile). En se référant plutôt à sa forme actuelle, on peut dire qu'il s'agit de la contradiction entre la liberté considérée comme un abandon (laisser-aller l'individu à son destin) et la coercition comme la « forme » de réponse à ses besoins et à sa souffrance ; ou encore, en termes plus abstraits, qu'il s'agit d'une expression spécifique de la tension contradictoire entre droits civils et droits sociaux. Et bien, le TSO développe cette contradiction en tant que rapport social, et en tant que conflit.
Pour concrétiser cette affirmation je donnerai quelques images tirées du rapport thérapeutique. Même s'il est obligatoire, même là où il est plus directement lié aux formes et tâches traditionnelles de la psychiatrie, il en ressort tout à fait transformé, différent, incohérent et incompatible avec cette tradition. En effet, ce rapport ne peut plus être ramené ni à la culture psychiatrique de la cure comme coercition, ancillaire à la justice, ni à la culture complémentaire de la cure comme thérapie qui, en visant la propreté de la « clinique », croit se dérouler dans une relation de consensus, de contrat (quitte à expulser tous ceux qui ne sont pas considérés à la hauteur, c'est-à-dire qui ne sont pas en mesure d'établir un contrat).
En fait, le thérapeute découvre que son rôle thérapeutique consiste aussi en un rapport au patient qui ne sait ou ne veut pas être soigné. Il découvre que le rapport thérapeutique ne se situe pas dans le « vide social », dans l'absence de conflits, mais qu'au contraire il est lui-même un conflit. Il découvre, peut-être aussi, que c'est justement de ce conflit qu'il essayait de se protéger sous le couvert des techniques thérapeutiques, de la codification bureaucratique du service et naturellement de l'internement. A l'intérieur de ces dynamiques mises en oeuvre dans le rapport thérapeutique, par cette combinaison de liberté et de responsabilité, des droits et des besoins, les conflits que le modèle clinique prétendait expulser, refont leur entrée en structurant le terrain même du travail thérapeutique.
Il arrive alors que, comme le dit également la loi, le traitement obligatoires soit réduit à une extrema ratio tout en étant banalisé : on l'applique là où de temps en temps c'est mieux pour le patient (chez lui, dans le centre, à l'hôpital général) ; on l'utilise comme milieu de conclusion du contrat, enjeu du rapport, espace de surgissement de projets; on le reconnaît comme une limite du service et des professionnels dans leur capacité objective et subjective de répondre, de supporter et de transformer les besoins du patient. Ainsi, même l'emploi de la force (le TSO, mais aussi la « pacification » pharmaceutique dans le travail quotidien, ou tout simplement la gifle) n'est pas le négatif absolu : quelquefois c'est une nécessité. Cependant, il n'est jamais considéré comme une valeur, toujours comme une limite : une limite qui ne mystifie pas, mais plutôt explicite l'identité compromissoire, contradictoire, « sale » de la psychiatrie.
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La loi a entièrement déplacé la contradiction à l'intérieur de la clinique et ce faisant, elle l'a dynamisée
J'ai fait ces remarques sur le rapport thérapeutique pour mettre en évidence l'aspect crucial du traitement obligatoire italien, c'est-à-dire son caractère intimement contradictoire. Or, je veux ajouter qu'ici on peut reconnaître un élément fondamental qui caractérise la réforme psychiatrique dans son ensemble, et plus généralement ce processus social complexe d'innovation institutionnelle qu'elle a reconnu et sanctionné. Comme Basaglia l'a écrit au lendemain de la mise en oeuvre de la loi, cette réforme « fait apparaître des contradictions plutôt qu'elle n'en résoud ». En résumé, la loi, en éliminant le pôle de l'internement, a coupé aussi le lien ambigu - fait de complicité, de suppléance et de couverture réciproque - qui existait entre la psychiatrie et la justice. Elle a dévoilé la contradiction inhérente à la psychiatrie entre le soin qui est aussi un contrôle, et la liberté qui est aussi un abandon. Elle a entièrement déplacé cette contradiction à l'intérieur de la clinique - et ce faisant, elle l'a dynamisée. Autrement dit, la loi qui, par définition, sanctionne un nouveau modèle normatif et institutionnel, lui donne en même temps un statut intérieurement contradictoire, lui retire son caractère de solution, et donc transforme la norme en espace ouvert à la dynamique, au conflit, à l'action innovatrice.
Cet aspect particulier apparaît déjà dans la lettre de la loi, comme j'ai essayé de le démontrer à propos du TSO. Il apparaît aussi dans la structure normative et dans la pratique du centre territorial (Centro di salute mentale). Je m'arrête un instant sur cela. Il faut d'abord rappeler, encore une fois, que ce service travaille en l'absence totale d'asiles - c'est-à-dire d'un lieu « autre » dans lequel on peut se décharger des problèmes, besoins, souffrances, comportements qui se révèlent problématiques, incohérents et conflictuels face au service. Il est en effet entièrement substitutif de l'asile, et il prend en charge les situations de crise ainsi que des problèmes, souvent seulement sociaux, des vieux patients chroniques ; il ne cherche pas à délimiter sa propre compétence, et encore moins à sélectionner les cas « pertinents ». Pour donner ici un seul exemple concret, ce service, quand il fonctionne bien, est ouvert et disponible 24 heures sur 24 et il a, comme une maison, quelques lits pour loger (et non hospitaliser) les patients. On peut dire, en employant une formule synthétique du débat italien, qu'il s'agit d'un service « fort » : fort comme l'asile, mais sans asile.
Ces éléments très schématiques sont peut-être suffisants pour reconnaître même à l'intérieur du service - dans son organisation, dans ses méthodes de travail - la présence de cette dimension contradictoire dont on est en train de parler : pour éviter d'abandonner les patients on prend le risque de « psychiatriser », de faire du contrôle social; pour sauvegarder leur capacité contractuelle et leur liberté, on renonce aux certitudes autoprotectrices, techniques et organisation de crise.
Pour mieux expliquer ces considérations je devrais raconter ce qu'a été la « désinstitutionnalisation » en Italie (sa particularité, sa différence par rapport à la déshospitalisation), et je devrais exposer les résultats des recherches sociologiques sur l'organisation des services qui ont provoqué et appliqué la réforme. Mais, comme ce n'est pas possible ici, je me borne à souligner le fait que ce service en agissant dans une tension toujours ouverte entre contrôle et abandon (entre liberté et responsabilité) ne se fixe jamais en un modèle normatif, en une solution institutionnelle définitive. Il ne paralyse donc pas, à nouveau, la contradiction, qui, au contraire, est vécue comme tissu réel des rapports, comme terrain de soin : à savoir, de transformation des demandes et des besoins des gens, et d'autotransformation du service.
Naturellement, cette physionomie du service est plus marquée et plus significative là où le mouvement des professionnels a ses bases historiques et sa force. Mais il faut dire que le caractère intrinsèquement contradictoire de la réforme produit ses effets même là où elle marche peu et mal, étant entravée par des boycottages, des déformations, des effets pervers. Même dans ces situations elle produit des dynamiques et des tensions autour desquelles prennent forme des demandes et des besoins nouveaux, des acteurs conflictuels nouveaux (par exemple des associations de patients ou de familles), et, enfin, des espaces nouveaux d'innovation (par exemple en ce qui concerne le rôle et le statut de la psychiatrie légale, ou bien le rapport entre structures publiques et initiatives de communautés ou de self-help).
Cela dit, cette particularité de la réforme italienne — le fait qu'elle mette en scène plus de contradictions que de solutions - est aussi une clef très importante pour analyser son implémentation. Le débat sociologique et polique sur l'implementation de la réforme psychiatrique (ainsi que des réformes sociales en général) est engagé le plus souvent autour d'une confrontation entre objectifs et résultats, et donc propose une lecture de toutes les dissonances comme échecs et de toutes les contradictions qui y deviennent explicites et actives comme des indicateurs d'un statut normatif erroné. Cependant, comme l'affirme un secteur très intéressant de la politologie anglo-américaine à propos des social policies et de leur implémentation, cette approche est conceptuellement inadéquate en ce qui concerne toutes les réformes sociales. Elles ne sont pas un point d'arrivée, sanction d'une solution normative qu'on suppose optimale, mais l'ouverture d'un processus social complexe, contradictoire et conflictuel. Il me semble que cet argument, que je me borne à énoncer, puisse être appliqué aussi, ou surtout, à la réforme psychiatrique italienne, par rapport à laquelle il faut alors se demander plutôt si, et dans quelle mesure, elle a permis de ne pas étouffer (ni de banaliser) les problèmes, si elle a évité de normativiser les solutions, et enfin si elle a accru la qualité et richesse des demandes, des besoins et donc des conflits.
Je concluerai en revenant très allusivement sur un point signalé au début de mon exposé. La réforme italienne met en scène ce que la psychiatrie réformée en général cache - c'est en cela que consiste sa particularité.
C'est-à-dire la contradiction, constitutive de la psychiatrie, entre soin qui est aussi contrôle et liberté qui est aussi abandon. La psychiatrie, comme je le disais, est « sale ». Il faut donc avouer qu'il n'y a pas une solution définitive de cette contradiction. Cet aveu ouvre un espace de potentialités au delà du garantisme abstrait aussi bien que du « réalisme » face aux besoins, et au-delà surtout de la polarisation antinomique entre ces deux positions. Dans cet espace, pratique et théorique, il y a tout un travail à développer, qui a à faire avec ce que M. Serres appellerait « le tiers exclu », et qui peut mobiliser soit les garantistes, cherchant à devenir concrets, soit les réalistes, cherchant à ne pas oublier l'utopie.
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Note de l'auteure
Ce texte tire son origine d'une recherche en cours basée sur les rapports entre psychiatrie et justice à la suite de la réforme psychiatrique, organisée par l' Unità Operativa du Dipartimento di Sociologia de l'Université de Milan dans le cadre du «Progetto Finalizzato» du Consiglio Nazionale délie Ricerche sur « maladies dégénératives du système nerveux ». Je remercie les participantes de l' Unità Operativa (Giovanna Gallio, Diana Mauri, Tamar Pitch) avec lesquelles j'ai discuté du texte. Texte qui doit également beaucoup aux analyses de Maria Grazia Giannichedda concernant le traitement sanitaire obligatoire en Italie (v. : « La responsabilità del medico e le libertà del malato: la psichiatria délia legge 180 nelle funzioni di controllo sociale », actes du XIe International Congress of Law and Psychiatry, Firenze, mars 1985.
Notes et références
(1) Revolving door : porte tournante. L'auteure voulait probablement dire que les structures de psychiatrie sociale en place et les hôpitaux psychiatriques étaient deux facettes du même acteur, qui s'interchangeaient au gré des passages de l'un à l'autre par les patients. En politique, la porte tournante décrit les passages des hautes fonctions administratives aux postes privés et réciproquement, des mêmes personnes au gré des évènements. L'allusion aux circuits vise probablement à montrer que dans tout circuit créé par les institutions, on créait en réalité différentes facettes interchangeables de la même institution.