Baclofène : la molécule qui divise les milieux de l'alcoologie
Sciences et Avenir, octobre 2013
Le monde de l'alcoologie se rend enfin à l'évidence : ce décontractant musculaire est aussi efficace pour supprimer la dépendance à la boisson. Deux essais cliniques sont en cours, préalable indispensable à une autorisation de mise sur le marché. Reste l'inconnue des effets secondaires...
La fin de la traversée du désert s'annonce peut-être pour tous ceux qui prônent l'utilisation du baclofène dans le traitement de l'alcoolisme. Avec deux essais cliniques en cours (voir le tableau ci-après) et une recommandation temporaire d'utilisation (RTU) accordée par l'Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des produits de santé (ANSM), et dont l'entrée en application devrait intervenir dans quelques semaines, ce médicament pourrait enfin sortir de la clandestinité.
Un pas déterminant tant les pouvoirs publics ont fait preuve d'inertie depuis la publication, en 2008, du livre témoignage d'Olivier Ameisel, décédé le 18 juillet (lire l'encadré). Dans Le Dernier Verre, le cardiologue racontait comment il s'était lui-même guéri de l'alcoolisme par la prise à hautes doses de ce décontractant musculaire, entraînant un véritable engouement pour cette molécule. Les malades, jugeant ce médicament "miraculeux", avaient aussitôt à leur médecin traitant de le leur prescrire, s'unissant par milliers dans des forums d'entraide (baclofene.com et baclofene.fr) et considérant Olivier Ameisen comme leur sauveur. On estime ainsi à 50.000 le nombre de personnes actuellement sous baclofène. Un chiffre extrapolé à partir de la seule source disponible, le nombre de boîtes de ce médicament écoulées sur le territoire... En face, les professionnels de l'alcoologie ont vu d'un mauvais oeil qu'un cardiologue vienne bousculer leurs habitudes de prescription avec un médicament non reconnu pour cet usage. Sciences et Avenir avait d'ailleurs été le premier à attirer l'attention à plusieurs reprises sur cette situation hors normes (janvier 2009 et mars 2011).
71 % des alcoologues français le prescrivent désormais
Deux autres handicaps ont contribué à ce que le baclofène ne prenne pas son envol officiel.
- Tout d'abord, malgré l'engouement suscité, ce médicament générique, tombé dans le domaine public depuis 1990 n'a pas suscité un regain d'intérêt de la part des grands laboratoires pharmaceutiques. Aucun n'a jugé utile d'investir le moindre centime pour évaluer son efficacité dans cette nouvelle indication, pas plus Novartis - son premier fabricant sous l'appellation Liorésal -, que Sanofi qui commercialise la forme générique.
- Second handicap : l'efficacité potentielle du baclofène se heurte au dogme établi depuis la création des Alcooliques anonymes en 1935, celui de l'abstinence totale comme seule issue possible à l'alcoolo-dependance. En effet, de l'avis des utilisateurs chez qui le traitement a fonctionné, le baclofène permettrait d'atteindre un stade décrit par Olivier Ameisen comme celui de l'"indifférence". On pourrait ne plus être dépendant de l'alcool, tout en continuant à boire un verre de temps en temps. Impensable pour la doxa.
Malgré ces réticences, les lignes de front ont cependant fini par bouger ces derniers mois. Le monde de l'alcoologie a dû en effet se rendre à l'évidence : à en juger par les témoignages rapportés, le baclofène est efficace. Davantage même que tous les médicaments "officiels" actuellement prescrits contre l'alcoolo-dependance comme l'Aotal ou le Revia. Preuve en est qu'aujourd'hui et "selon une enquête récente menée par la SFA, la Société française d'alcoologie auprès de ses 400 membres, 71 % d'entre eux prescrivent du baclofène, le plus souvent à hautes doses", précise Benjamin Rolland, praticien hospitalier au service d'addictologie du CHRU de Lille.
Le premier, sous financement public, est placé sous la coordination du Pr Philippe Jaury, de l'université Paris-Descartes. Il répond à l'attente des utilisateurs : démontrer scientifiquement l'efficacité du baclofène dans "un essai pragmatique, n'exigeant pas l'abstinence totale, sans posologie maximale et incluant tous les types de patients, y compris quelques polytoxicomanes", détaille Philippe Jaury.
Le second, mené par le laboratoire Ethypharm (filiale de Servier), ne suit pas cette logique. Son ambition affichée est de mettre sur le marché de nouvelles formulations pour le médicament, actuellement conditionné en France en boîte de 30 pilules de 10 mg. Hors, sachant qu'un malade doit ingurgiter, en moyenne, 180 mg de baclofène par jour et parfois bien plus (jusqu'à 700 mg pour certains utilisateurs avant d'atteindre le fameux état d'indifférence à l'alcool), on imagine sans peine la difficulté à avaler quotidiennement des dizaines de comprimés.
A l'issue de son essai clinique, Ethypharm compte ainsi demander une nouvelle AMM (Autorisation de Mise sur le Marché) pour commercialiser des comprimés plus dosés. "Nous allons développer une gamme allant de 10 à 60 mg", explique Charlotte Haas, directrice des produits de spécialité chez Ethypharm. Bien sûr, ces nouveaux comprimés seront plus chers que les 3,20 € de la forme générique actuelle... Et même si l'assurance-maladie pourra en assurer le remboursement, l'initiative déplaît aux malades car cet essaie s'appuie toujours sur le dogme de l'abstinence totale, qui semble désormais caduc.
Pourtant, une ombre plane : l'intensité et l'étendue exactes des effets secondaires du baclofène, difficilement évaluables en l'état. L'ANSM s'est émue en août de leur augmentation. En 2012, 263 cas, dont 93 graves, ont été rapportés, soit 163 de plus qu'en 2011. Même si cette hausse peut être imputée à la progression du nombre d'utilisateurs, certains praticiens s'inquiètent. "J'ai eu des cas vraiment préoccupants, témoigne l'un d'eux qui souhaite garder l'anonymat.
Des mouvements anormaux, des insomnies épouvantables, des patients qui se sont alors mis à boire plus pour retrouver le sommeil, des états confusionnels extrêmes. Je suis persuadé que tous mes collègues ont observé de tels effets. Seulement, on ne les signale pas. Soit par négligence, soit par militantisme pour ne pas nuire au baclofène..."
Hommage à Olivier Ameisen, pionnier du médicament
Ce brillant cardiologue, mort en juillet, a découvert ses effets.
Par la vertu de la messagerie téléphonique, sa voix continue de résonner. Il nous lançait une invitation - devrait-on dire exhortation ? - à parler sérieusement, "pas entre deux verres offerts par des labos, des limites des essais cliniques". Et puis, il est mort subitement au coeur de l'été, et nous regrettons cette conversion interrompue, commencée 5 ans plus tôt. Révélé fin 2008 par son livre Le Dernier Verre, Olivier Ameisen le brillant cardiologue y racontait comment il s'était libéré lui-même de l'envie compulsive de boire. Il en était heureux, mais son anxiété redoublait à l'idée que ceux qu'il avait sauvés ne pourraient toucher tous ceux qui devraient en profiter. "Il ne faut pas d'essais pour des raisons marketing, je ne supporte pas ceux qui ne pensent qu'à s'en mettre plein les poches", nous répétait-il. Cet activisme lui faisait des ennemis mais sa passion avait heureusement bouleversé bien des vies. Sa voix manquera.
Dominique Leglu
Nous espérons que Sciences et Avenir ne nous tiendra pas rigueur de cet article recopié à la main par un abonné qui recommande vivement cette revue, lue par lui depuis... 40 ans. Dans le cas contraire, nous supprimerons cet article et tenterons d'en rédiger un différent, le challenge étant d'avoir une plume aussi rigoureuse que lisible de tous, ce que réussit toujours cet excellent mensuel.
Nous recommandons d'abord le sevrage et le soutien psychologique, mais quitte à prendre un médicament, prenez du baclofène, de loin le plus efficace à terme, plutôt que tout autre produit y compris parmi les produits récents.
Ceci ne constitue pas un avis médical, et ne se substitue pas à l'indispensable consultation que vous devez avoir avec un médecin, addictologue si possible.
Le GHB pourrait aussi aider au sevrage
Le mode d'action de cette molécule, connue comme "la drogue du viol", présente
des points communs avec celui du baclofène.
L'engouement pour le baclofène semble avoir donné des idées à certains... Conjointement aux deux essais en cours, une étude européenne sur l'Alcover vient d'être lancée, à l'initiative du laboratoire français D&A pharma, en vue d'introduire ce médicament dans l'arsenal thérapeutique français.
L'Alcover est en effet actuellement commercialisé uniquement en Italie et en Autriche. La molécule le constituant, le GHB, est plus connue du grand public sous le nom de "drogue du viol". Une appellation qui doit davantage aux gros titres de la presse à sensation qu'à la réalité. Une étude américaine, menée en 1999 sur 2003 échantillons d'urine prélevés après une agression sexuelle, l'a retrouvée dans seulement 3 % des cas. Très loin derrière ce qui reste la première substance permettant de soumettre chimiquement un individu, à savoir l'alcool (retrouvé dans 63 % des cas)...
Synthétisé par le français Henri Laborit en 1961, le GHB est une substance présente naturellement dans le système nerveux central. "Par son mode d'action, il présente quelques points communs avec le baclofène", précise Michel Maître, de la Faculté de Médecine de Strasbourg. Utilisé pour réguler le sommeil de personnes atteintes de narcolepsie, le produit semble présenter un intérêt dans le sevrage alcoolique sans que l'on sache s'il peut, comme le baclofène, induire une "indifférence à l'alcool". Mais, "méfiance, avertit Marc Deveaux, du laboratoire d'expertise judiciaire Toxlab, car on ignore encore beaucoup de choses sur le GHB et notamment sur son pouvoir addictogène. De plus, c'est un produit anésthésique, dangereux sans surveillance médicale et simple à synthétiser." En effet, il est très facile de se procurer le précurseur du GHB, la GBL, et donc de le détourner de son usage à des fins récréatives ou délictueuses, puisque c'est un solvant utilisé pour nettoyer les jantes de voiture... "Solution buvable en Italie, l'Alcover se présentera quoi qu'il en soit sous forme de grains effervescents pour éviter tout détournement de son usage ", précise Fabrice Debregeas, président de D&A pharma.
Notre avis
Existe-t-il vraiment des produits miracle ?
Cet article de Sciences et Avenir n'est pas une apologie du baclofène, il en décrit impartialement l'histoire et son mode d'adoption phénoménal par des milliers de personnes tentant de retrouver le bonheur d'un petit verre de vin qui ne les fasse pas "replonger". Comment leur en vouloir ? L'histoire illustre aussi la problématique de commercialisation d'un produit ancien, donc peu rentable.
En espérant que dans quelques années, on ne parle pas du baclofène comme on parle aujourd'hui d'ex-produits miracles (Mediator, etc.). C'est la voix cahotique du progrès, qui parfois ne tient pas compte du "principe de précaution".
Baclofène ? A ne prendre qu'en cas de réelle nécessité.
Autres articles sur l'alcool
Mise à jour : le baclofène a reçu son AMM en janvier 2014.
Le concurrent principal (nalméfène, produit Selincro de Lundbeck) a tout fait pour résister : financement de la Société Française d'Alcoologie, achat d'espace dans le "Quotidien du médecin", lobbying intense, pour continuer de vendre ses boîtes inefficaces contre l'addiction.
Voir :
- Selincro - nalméfène et alcool : comment Lundbeck achète médecins, associations, et presse médicale
- Baclofène : effets secondaires