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Maltraitance psychiatrique en France : les origines historiques

Par Neptune 

le 23/05/2017 

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C'est en étudiant l'histoire de la médecine française, comparée à celle d'autres pays, que l'on parvient à mieux comprendre le phénomène de maltraitance médicale qui concerne un bien trop grand nombre de praticiens en France. Nous reproduisons un extrait de l'ouvrage du Dr Martin Winckler, médecin généraliste ayant exercé pendant 25 ans en France, essentiellement auprès d'une patientèle féminine, et auteur de nombreux ouvrages détaillés.

par Martin WINCKLER, médecin généraliste de 1983 à 2008 en France,
Professeur d'éthique médicale à l'Université McGill et à l'Université d'Ottawa, Canada.
Extrait de "Les brutes en blanc", éditions Flammarion, septembre 2016

Histoire psychiatrie médecine
Lobotomie et leucotomie. Source : Histoire de la psychiatrie

Genèse d'une profession




De tout temps, dans tous les groupes humains, certains individus ont eu pour fonction principale de soigner les autres. Shaman, homme ou femme-médecine, sorcier, guérisseur, rebouteux, « toucheux », ces soignant.e.s com­munautaires étaient doté.e.s d'un savoir, d'un savoir-faire ou d'aptitudes «spéciales», respectées et redoutées. Pour identifier la cause d'un mal, faute d'explications scienti­fiques, le shaman invoquait l'au-delà. Ce qui ne l'empê­chait pas de proposer des traitements parfois efficaces, transmis par ses prédécesseurs. Ainsi, on savait il y a très longtemps que la crise de paludisme était calmée par l'écorce de kina-kina et la fièvre de nombreuses infections par les décoctions de feuille de saule. La digitale et le pavot étaient récoltés et cultivés bien avant la naissance de l'industrie du médicament.

À mesure qu'ils ont pu étudier les maladies de manière méthodique, les soignants se sont affranchis des explica­tions surnaturelles et ont élaboré des répertoires, des hypothèses, des théories, des systèmes. Peu à peu, le savoir scientifique s'est affranchi du sacré. En Occident, à l'époque d'Hippocrate, les praticiens ne sont plus prêtres.

Au Moyen Âge, dans le monde méditerranéen, la médecine arabe et la médecine juive accumulent des observations scientifiques plus importantes qu'Hippo­crate et les médecins de l'Antiquité. Plus au nord, en France en particulier, le catholicisme prend le contrôle de la médecine. Pendant des siècles, l'Église s'opposera systématiquement à la recherche médicale, par exemple en interdisant les dissections (et en contraignant les anatomistes à examiner les suppliciés qu'on vient de soumettre à la torture), ce qui ralentira l'acquisition des connaissances en pathologie, mais aussi en thérapeutique.

Au fil des siècles, les activités soignantes se professionna­lisent. Tandis que les médecins posent des diagnostics et prescrivent saignées, régimes ou traitements plus ou moins éprouvés, les chirurgiens réparent et opèrent. Au XIIe siècle, en France, Jean Pitard, premier chirurgien des rois Saint Louis, Philippe le Hardi et Philippe le Bel, sépare et définit les compétences respectives des chirurgiens et des barbiers. Les débuts de la formation médicale datent de la même époque : la plus ancienne école de médecine d'Europe fut créée à Salerne, en Campanie (Italie méridionale), au Xe siècle ; la plus ancienne faculté de médecine française à Montpellier, à la fin du XIIe siècle.

Mais, même s'ils acquièrent un savoir profane, les médecins restent intimement liés à la religion : jusqu'à l'avènement de l'imprimerie, c'est dans les monastères qu'on transcrit le savoir médical ou qu'on le traduit - du grec, de l'hébreu, de l'arabe. C'est là aussi qu'on contrôle le contenu des textes, en supprimant ce qui est indésirable, ou en adoptant les normes qui ren­forcent les conceptions agréées par l'Église. En France, jusqu'à la Renaissance, les praticiens formés par les universités sont presque tous des ecclésiastiques. Au XVIe siècle, pour asseoir l'autorité des médecins, l'Église entreprend de dis­qualifier systématiquement les sages-femmes, femmes­ médecine et guérisseuses, qui soignent avec des plantes et des remèdes naturels, en les accusant de sorcellerie. Et en les brûlant, à l'occasion. Par la suite, et jusqu'à la Révolution, l'Église contrôle entièrement la profession médicale et, du même coup, permet à celle-ci de dominer toutes les autres professions soignantes. Et seuls les hommes ont le droit d'être médecins.

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Le schisme déterminant


À l'époque où, en France, le huguenot Henri IV se convertissait au catholicisme pour accéder au trône, Élisa­beth d'Angleterre solidifiait l'Église anglicane, religion d'État indépendante de Rome. Elle permettait ainsi sans le savoir l'éclosion d'un regard différent sur le monde. Libéré du pape et du Vatican, le peuple· britannique se retrouve seul face à sa conscience, et c'est d'abord à la société des femmes qu'il a des comptes à rendre. Au XVIIe siècle, en France, se révolter contre le roi, c'est encore se révolter contre Dieu ; à la même époque, en Angleterre, le roi n'est plus monarque de droit divin. C'est un homme qui ne vaut pas plus que ses vassaux, et ceux-ci le comprennent vite. En 1689, cent ans avant la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen française, le Bill of Rights instaure en Angle­ terre un Parlement au sein duquel la liberté d'expression est totale et dont le roi ne peut contrôler ni les élections ni les débats.

L'histoire des sciences voit dans ce schisme majeur l'ori­gine des percées intellectuelles considérables qu'opèrent par la suite les écrivains, les savants et les philosophes d'Europe du Nord, d'outre-Manche, puis d'outre-Atlantique. Les Pays-Bas, havre du protestantisme, n'ont pas eu grand mal à produire leurs propres savants : au XVIIe siècle, l'école d'ana­tomie de Leiden est l'une des plus réputées d'Europe. Alors que l'étude du corps humain est encore interdite dans les pays catholiques, on considère là-bas qu'étudier le corps, c'est comprendre l'œuvre de Dieu. Quand le Britannique William Harvey, en 1628, suggère que le cœur fonctionne comme une pompe et fait circuler le sang dans tout l'orga­nisme, les savants néerlandais reprennent ses recherches tandis que les Français Jean Riolan et Gui Patin, contempo­rains de Molière, les rejettent.

En Angleterre, Newton rédige la loi de la gravitation universelle en 1687; Jenner met au point la vaccination contre la variole en 1796; John Snow démontre la trans­mission du choléra par l'eau en 1854 ; Darwin publie "De l'origine des espèces" en 1859.

Ce n'est pas faute de savants que la France s'est fait dis­tancer par les Anglo-Saxons à la tête de la révolution scienti­fique, industrielle et médicale, mais parce que ces derniers ont pu, à partir du schisme de l'Église anglicane, se sentir libres de penser sans risquer d'offenser Dieu à tout bout de champ, puis, au fil des siècles, d'exprimer et d'échanger opinions et idées sans être persécutés par le pouvoir en place ou les institutions.

Et si la méthode scientifique se développe plus librement en Angleterre qu'en France, c'est pour une raison qui tient à la manière dont on transmet le savoir dans chacun des deux pays. En France, la parole du maître est sacrée. La vérité découle de son autorité, non de preuves expérimen­tales. Et, de même que la parole du pape ou de ses cardi­naux, elle se suffit à elle-même. En Angleterre, la parole du maître véhicule l'état des connaissances à un moment donné ; l'élève, l'étudiant, le chercheur sont encouragés à poser leurs propres questions, et à chercher les réponses à travers leurs propres expériences. Le savoir n'est pas fixé une fois pour toutes, il progresse par l'examen, la critique, la remise en cause, les essais, erreurs et intuitions nouvelles. Les idées donnent lieu à débat. Et chacun a le droit d'être entendu. Ce n'est pas une simple coquetterie : c'est une éthique.

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L'éthique de la vertu


On distingue, en première approximation, trois grandes conceptions de l'éthique :
  • L'éthique de la vertu : « Mes actes sont bons parce que je suis une personne vertueuse » ;
  • L'éthique déontologique : « Mes actes sont bons parce que je respecte des règles de comportement irré­prochables » ;
  • L'éthique conséquentialiste : « Mes actes sont bons parce que leurs conséquences sont bonnes ».
L'éthique médicale née en Grèce était du premier ordre : si le médecin était vertueux, alors ses actes étaient bons. Le problème étant de définir ce qu'est la vertu, et dans les yeux de qui. Cette conception a longtemps persisté : pensez aux médecins de Molière. S'ils sont ridicules, c'est parce qu'ils se gargarisent de leur propre boursouflure. Ils se disent vertueux parce qu'ils se pensent vertueux. Et ils se pensent vertueux... parce qu'ils sont médecins.

La déontologie médicale existe elle aussi depuis long­temps: le serment d'Hippocrate en est l'un des exemples les plus anciens. Mais la déontologie avait alors l'énorme inconvénient d'être définie par les seuls médecins, qui fai­saient tout de même partie de l'élite sociale. Quand le serment d'Hippocrate interdit de « donner un pessaire abortif à une femme », ce n'est pas une prohibition de l'avortement s'il est pratiqué par les médecins - car s'il mentionne l'exis­tence de pessaires abortifs, c'est que les médecins savent en faire et en prescrire. Il interdit de donner aux femmes (qui, en Grèce antique, n'ont aucun droit) la possibilité d'avorter sans que leur mari l'ait décidé. L'éthique médicale se fera ainsi toujours l'écho de la morale dominante. En France, ou celle-ci sera très longtemps indissociable de la doctrine catholique, le serment d'Hippocrate sera donc opportuné­ment interprété comme prohibant toutes les formes d'avortement.

Née dans les pays anglo-saxons, la bioéthique contemporaine est résolument conséquentialiste: pour savoir si des actes médicaux sont bons ou mauvais, il faut regarder leurs effets sur ceux qu'on soigne. Le point de vue, et donc, l'information, le consentement et la décision éclairée du patient, ne sont pas facultatifs : ils garantissent qu'un geste médical est éthique. Il ne peut pas être éthique si le patient dit qu'il n'est pas bon pour lui !

En France, aujourd'hui encore, les « valeurs » de nom­breux médecins restent furieusement coincées entre une conception vaniteuse de la vertu-inhérente-au-fait-d'être­-médecin et des notions de déontologie paternalistes, dogmatiques et pétries de catholicisme. Cette mentalité archaïque reflète l'appartenance effective du corps médical à l'aristocratie sociale. Car la Révolution française n'a que temporairement changé le rapport à l'autorité et au savoir : en créant une élite intellectuelle à travers les grandes écoles, Napoléon a remplacé la noblesse de sang et la noblesse de robe par une noblesse de diplômes.

Dans les pays anglo-saxons, la valeur d'un savant (et en particulier d'un médecin) se mesure à ses actes, à ses accomplissements, au déroulé de son expérience. En France, depuis Napoléon, elle se mesure à ses titres universitaires.

Et ceux qui ne font pas partie de cette «noblesse» n'ont pas voix au chapitre. Savez-vous pourquoi Louis Pasteur dut expérimenter lui-même son vaccin contre la rage pour qu'on reconnaisse l'importance de ses travaux ? Parce qu'il avait le grand tort de ne pas être docteur en médecine.

Aujourd'hui, même si la France se félicite d'être une république laïque, ce mode de pensée vertical et autoritaire (le maître est vertueux, sa parole est incontestable) hérité de l'Église catholique est encore bien vivant dans la hiérar chie, l'élitisme et les pratiques quasi liturgiques du monde médical français.

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La caste médicale de la Ve République




Avant 1958, il existait en France deux filières médicales : d'un côté les facultés, avec des professeurs dont la carrière dépendait de l'Éducation nationale ; de l'autre, les hôpi­taux, avec ses médecins recrutés par concours. Les uns comme les autres exerçaient en cliniques et en cabinets privés. La réforme instaurée en 1958 par le professeur Robert Debré (1), proche du général de Gaulle, crée les centres hospitalo-universitaires (CHU), fusionne les hiérar­chies des grands hôpitaux et des facultés de médecine et leur adjoint des centres de recherche. Elle crée aussi un corps de professeurs hospitaliers et universitaires plein­ temps (PU-PH), chargés d'assurer la triple responsabilité des soins, de l'enseignement et de la recherche. Les PU-PH reçoivent une double rémunération (en tant que médecin et en tant qu'universitaire) et, pour compenser le « manque à gagner» que représente l'obligation de travailler dans le service public, on les autorise à donner des consultations privées (et à recevoir des honoraires libres) dans les locaux de l'hôpital. On donne enfin aux chefs de service des CHU tout pouvoir sur les soignants, les enseignants et les cher­cheurs qui dépendent de leur secteur d'activité. De facto, les spécialistes assureront désormais le contrôle absolu de la formation médicale.  (Aujourd'hui  encore, alors qu'on devrait former beaucoup plus de médecins de famille que de spécialistes, les facultés de médecine française comptent parmi leurs enseignants cinq cents fois plus de spécialistes que  de généralistes.)

Les étudiants sont« triés» en trois catégories; les internes et les externes, recrutés par concours, et les autres, qui suivent l'enseignement comme ils peuvent. Il faudra attendre la révolte étudiante de 1968 pour que tous les étudiants en médecine deviennent, de droit, externes (étu­diants hospitaliers) et soient tous formés au lit du malade. Auparavant, ceux qui n'étaient ni internes ni externes pou­vaient faire toutes leurs études sans en voir un seul. (Ce n'était déjà plus le·cas,en Angleterre ou au Canada à la fin du XIXe siècle.)

Fidèles à la tradition napoléonienne de l'excellence, pen­dant plusieurs décennies, les CHU recruteront leurs internes via un processus de sélection édifiant et qui rappelle furieusement les rituels d'intronisation religieux. Dans le but avoué de distinguer ceux qui savent « allier la forme au fond», la copie de chaque candidat au concours de l'internat est lue à haute voix à un jury de professeurs qui, le dos tourné, notent la copie « à l'oreille ». Typique des mécanismes décrits par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron en 1964 dans Les Héritiers, cette mascarade de concours était en réalité un rite de passage fondé sur le vocabulaire, visant à trier (une nouvelle fois)  les candidats en fonction de leur origine sociale avant de les inviter à rejoindre un groupe très fermé. Ce rite restera en usage jusqu'à la fin du XXe siècle. Tous les internes ainsi « sélectionnés » sont aujourd'hui d'accord pour dire que la préparation au concours de l'internat ne leur a pas appris grand-chose, mais qu'elle a servi à tester leur détermination à s'engager dans la « voie royale» (c'est le terme consacré) de la carrière hospitalo-universitaire. Par priorité - mais aussi parce que leurs aînés le leur suggéraient -, les candi­dats au concours délaissaient les stages hospitaliers et le contact avec les malades pour participer à des « conférences d'internat » payantes, dirigées par d'anciens lauréats et des­tinées à leur enseigner la forme sous laquelle leur copie aurait le plus de chances de plaire. La « reproduction des élites » dans toute sa splendeur et son iniquité.

En 1971, l'instauration d'un numerus clausus en pre­mière année crée le processus de sélection le plus destructeur de l'histoire de la médecine. Des centaines de candidats sont soumis, pendant une année et souvent deux, à un bachotage effréné. À l'issue de chaque année, quelques dizaines seulement sont admis à poursuivre le cursus ; les autres auront sué sang et eau en pure perte, car, pendant longtemps, les efforts produits en première année de médecine n'ouvriront sur aucune autre filière. Une fois encore, la sélection se fait à travers des matières qui n'ont rien à voir avec le soin, mais testent essentiellement la capacité à ingérer sous la contrainte - et sous la menace. Bien entendu, les lycéens issus des classes les plus favorisées sont aussi ceux qui réussissent le mieux.

En 1982, les choses s'aggravent: une réforme spécifie que seuls les internes recrutés par concours peuvent entre­ prendre une formation spécialisée. Il y aura donc deux caté­gories - on devrait dire : deux classes - de médecins. Ceux qui apprennent leur métier dans les hôpitaux universitaires, les plus dotés et les plus cotés, deviendront spécialistes ; les autres, faute d'avoir réussi (ou d'avoir voulu préparer) un concours dont le contenu n'a pas été révisé ou mis à jour depuis plusieurs décennies, seront médecins généralistes. Les premiers s'installeront de préférence dans les grandes villes et les zones ensoleillées ; les seconds dans les quartiers populaires et à la campagne. Deux médecines pour deux populations.

Jusqu'au début du XXIe siècle, la sélection des futurs médecins se sera donc opérée, toute honte bue, sur des critères de classe - à savoir : la maîtrise du langage et la capacité financière des parents à assumer de longues études. Elle aura, de plus, contribué à creuser un fossé profond entre la formation des médecins spécialistes et celles des omnipraticiens : la structure du monde médical est celle d'une société de « castes », et le monde hospitalo­-universitaire en est la représentation la plus spectaculaire par sa rigidité et sa hiérarchie bloquée.

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(1) Il était le père de Michel Debré, qui fut ministre presque sans discontinuer sous de Gaulle et Pompidou entre 1959 et 1973, et le grand-père de Bernard Debré, urologue et député, et de son frère jumeau Jean-Louis Debré, ancien ministre et ex-président du Conseil constitutionnel.

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